Comment 20 000 élèves de l’enseignement public secondaire, sortis dans les rues de la banlieue noire de Soweto, ont-ils pu être à l’origine du début d’une fin annoncée pour le régime de l’apartheid? C’est pourtant ce qui arriva ce matin du 16 juin 1976, lorsque des lycéens décidèrent de protester contre un décret introduisant l'afrikaans comme langue officielle d'enseignement, à égalité avec l'anglais, dans les écoles publiques réservées aux noirs en Afrique du Sud.
Ce qui ne fut pas une surprise, c’est la violence dont la police locale fit preuve pour réprimer ces manifestations, tirant à balles réelles sur les élèves et causant au moins 23 morts, mais n’arrivant pas à anéantir le désir de liberté qui animait les jeunes malgré le « Bantu Education Act », jusqu’à refuser la langue de l’oppresseur comme langue de scolarisation.
Adopté en 1953, le « Bantu Education Act », avait permis la mise en place d’une éducation destinée exclusivement à la communauté noire, et dont le seul but était de maintenir cette communauté dans les emplois subalternes qui lui étaient réservés dans la société sud-africaine. Cette loi était parmi les nombreuses lois ségrégationnistes initiées en 1948 par l’état sud-africain, qui limitaient les contacts entre personnes de races différentes et maintenaient les noirs au plus bas de l’échelle sociale.
Car la ségrégation raciale reposait sur la séparation physique des individus dans toutes les activités de l’existence, des lieux de résidence et de travail, jusqu’à l'exercice même des droits civiques. En Afrique du Sud, elle a été abolie en 1991 avec la libération de Nelson Mandela et les négociations qui furent menées par le gouvernement de Frederik de Klerk. L’abolition de l’apartheid, avec la mise en place de la discrimination positive et la réforme agraire, devaient permettre le passage d’un « clivage de race » à un « clivage de classe ».
Qu’en est-il aujourd‘hui ? Si les différentes mesures prises par le gouvernement de Mandela ont permis de grandes avancées en matière d'accès à l'eau, au logement, à l'école et à l'université, les chiffres de l’Institut national des statistiques d’Afrique du Sud de l’année 2015 montrent que les familles noires gagnent en moyenne 6 444 euros par an, soit cinq fois moins que les familles blanches, dont le revenu moyen est de 30 800 euros. Le rêve d’une « nation arc-en-ciel » s’est soldé par le passage d’une ségrégation de Jure, inscrite dans la loi, à une ségrégation de facto, plus subtile et dont les effets moins perceptibles sont pourtant plus difficiles à éradiquer.
On peut considérer que l’influence de la ségrégation raciale sur toutes les structures de la société ne cesse pas avec son abolition. C’est le cas aux Etats-Unis, où le mouvement Black Lives Matter dénonce depuis 2013 le nombre disproportionné de personnes noires tuées par la police, comme la manifestation la plus insupportable d’un racisme systémique qui perdure malgré la fin de la ségrégation. Pour dénoncer ces violences, le joueur de football américain Colin Kaepernick a mis un genou à terre lors de matchs de préparation de la saison 2016 de la National Football League (NFL – Ligue nationale de football américain).
Cette manifestation non violente, qui aboutira plus tard à la création par Kaepernick d’un organisme caritatif œuvrant en faveur de la lutte contre l’oppression dans le monde, grâce à l’éducation et au militantisme social, lui vaudra d’être récompensé par le prix Ambassadeur de la conscience d’Amnesty International. Ce prix dont l’objectif est de récompenser des personnes ou des groupes qui font avancer la cause des droits humains en se laissant guider par leur conscience, lui a été officiellement remis le 21 avril 2018 lors d’une cérémonie à Amsterdam. Tout comme les lycéens de Soweto il y a plus de 40 ans, l’action de Kaepernick pourrait s’inscrire dans une longue tradition de manifestations non violentes qui changent le cours de l’histoire.
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